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| Jean-Francois Sivadier dans "Italienne scène et orchestre" |
Un soir je vais chez lui il ne buvait jamais il s’était enfilé deux litres de vodka complétement cuite et à côté, il y avait son chien un petit bâtard sans trop de poils un peu bourré aussi parce qu’il avait dû lécher la vodka sur le carrelage
Alors je lui dis « eh mon petit père qu’est-ce qui te met dans des états pareils ? » il me dit « ils n’ont pas voulu de moi pour chanter Boris ils disent que je ne suis pas le personnage ils disent « trop maigrelet » ils disent « pour jouer un tsar on ne peut pas engager un gars qui a le physique de son valet de ferme » mais moi je voulais chanter Boris dans ma ville natale parce que c’est là que je suis né et c’est ça que j’attends depuis trop longtemps »
Alors moi j’ai bu un peu pour le consoler mais lui vous savez ce qu’il a fait ? Il a commencé sans prévenir à enlever tous ses vêtements en parlant russe il a enfilé un grand manteau rouge qu’il avait chouravé à l’opéra ni une ni deux il est sorti dans la rue dans le froid tout nu dans son manteau il a commencé à courir dans les rues avec le petit chien qui dérapait en aboyant et moi je courais derrière lui « où tu vas où tu vas ? » et lui il gueulait des trucs en Russe il gueulait « Boris Boris pourquoi m’as-tu abandonné ? »
« Pourquoi m’as-tu abandonné ? » il a escaladé un petit muret pour grimper sur le toit d’une espèce de chapelle moi je ne pouvais plus bouger j’avais tellement peur qu’il dérape à cause de la pluie c’est lui qui m’a tout appris j’avais 10 ans j’entends encore la voix de mon père « monsieur faites de lui quelque chose on n’a pas de quoi mais on vous donne de la confiance on a vu le regard que vous avez posé sur lui » si je ne l’avais pas rencontré où je serais je ne sais pas il était sur le toit de la chapelle des bras en l’air il hurlait que Boris l’avait trahi le chien le regardait avec des petits hoquets moi j’étais ébloui terrifié et c’est là qu’il a commencé et c’est une chose que je ne peux pas oublier
Il a commencé à chanter sur le toit de la chapelle tout ni dans son manteau en pleurant toutes les larmes de son corps il a chanté Boris sous la pluie il était complétement bourré mais il chantait parfaitement juste et en mesure avec des graves à t’exploser la tête il a chanté le rôle en entier ça a duré toute la nuit le chien s’est endormi pendant le premier acte et moi j’avais envie de monter à côté de lui pour m’exploser la tête avec ses vibratos comme un volcan en éruption et des gens se sont réveillés dans leurs maisons et ils ont commencé à l’insulter et puis ils ont arrêté de l’insulter ils sont descendus dans la rue avec des parapluies pour assister au spectacle d’Ermolaï Vakoliavitch celui qui m’a tout appris et j’ai pensé « ô soit fier mon petit père voilà tu l’as chanté sois fier il y a des gens et un petit chien qui t’auront vu chanter Boris » et cette nuit-là
Il s’est passé quelque chose c’est quand je l’ai vu tout maigrelet sous la pluie battante accroché à son rêve comme un enragé le pauvre diable comme un géant sur le toit de la chapelle dans le grand manteau rouge du tsar Godounov c’est là que j’ai compris que j’ai compris que le désir que le désir
Il est mort une semaine après il avait pris froid
C’est moi qui ai eu la garde du petit chien je l’ai appelé Boris
Après il m’a énervé et je l’ai vendu
C’est marrant hein ? C’est des histoires comme ça
Extrait de « Italienne scène et orchestre » de Jean-François Sivadier




